Source de L’article Le Télégramme de Brest.
Jean-Yves Brouard
La course au gigantisme dans le domaine maritime n’en finit pas, depuis le lendemain de la Première guerre mondiale. En particulier, les pétroliers américains, anglais et français rivalisent pour transporter les plus grosses quantités de pétrole. Dans les années 1960, le cap des supertankers (plus de 200 000 tonnes) est franchi, puis celui des 300 000 tonnes.
Au début des années 1970, les chantiers de Saint-Nazaire projettent de lancer des supertankers tellement énormes qu’on les appelle des ULCC (Ultra large crude carriers) : plus de 500 000 tonnes. Ils mesurent 410 mètres de longueur (100 mètres de plus que les paquebots France ou Normandie -, 63 mètres de largeur, et entre la quille et le sommet du mât, ce sont 75 mètres de dénivelé (soit un immeuble de 25 étages).
28 mètres de tirant d’eau
Le tirant d’eau (hauteur de la coque sous la surface de la mer) dépasse les 28 mètres, ce qui signifie qu’en Manche, par exemple, lorsqu’un tel pétrolier est plein, il ne peut se rendre partout. Dès 1967, le port du Havre, par où transitent 45 % de la consommation française en pétrole grâce aux appontements de la CIM, décide d’étudier les travaux à réaliser pour permettre la réception de navires de 500 000 tonnes, et même d’1 000 000 de tonnes ! C’est pourquoi un site de déchargement en eaux profondes est construit aussi, à Antifer, au nord du Havre.
Un élément majeur vient se greffer à l’affaire : à cause du blocage du canal de Suez depuis 1967, à la suite de la « guerre des Six jours » israélo-arabe ; il ne sera rouvert qu’en 1975. En attendant, tous les navires qui y transitaient – les pétroliers en particulier -, doivent contourner l’Afrique par le sud. Aussi, tant qu’à faire un si long voyage, envisage-t-on de lancer des navires spécialisés plus gros pour transporter la plus grande quantité de pétrole.
Les premiers 500 000 tonnes
C’est ainsi que la compagnie Shell envisage deux premiers 500 000 tonnes : le Batillus d’abord, puis le Bellamya. Les Chantiers de l’Atlantique, à Saint-Nazaire (44), reçoivent la commande. Chaque navire nécessite 77 300 tonnes d’acier (la tour Eiffel pèse 7 000 tonnes seulement). À bord de ces navires, tout est pensé en double, par mesure de sécurité : deux machines, deux chaudières, deux hélices (de 52 tonnes chacune !), deux appareils à gouverner.
Une autre société française, la Compagnie nationale de navigation, commande aux mêmes chantiers deux autres unités, les Pierre Guillaumat et Prairial. Avec ceux de la Shell, ce seront les quatre plus gros au monde… Hélas, arrive un imprévu : la crise pétrolière de 1973. Les cours flambent, l’Europe revoit sa stratégie en matière de consommation de pétrole. Et La Shell remet en cause la construction de ses pétroliers de 500 000 tonnes, au point de vouloir annuler le contrat. Les chantiers ne sont pas d’accord, et les pénalités demandées sont d’un tel niveau que la Shell préfère laisser faire : les ULCC seront bien lancés (en 1976). Un peu plus tard, les Pierre Guillaumat et Prairial aussi seront mis en service, en 1977 et 1979.
Saint-Nazaire, capitale du gigantisme
C’est alors qu’intervient un deuxième choc pétrolier, en 1979. Après un début de navigations normales sur le golfe Persique, les quatre géants réduisent leur vitesse à partir de 1980, et, vers le milieu de la décennie, ils seront désarmés. Le premier à partir à la casse est le Pierre Guillaumat, en 1983 ; après avoir livré une dernière cargaison à Antifer, la compagnie l’envoie vers le Moyen-Orient. Mais le voyage ne se passe pas comme prévu. L’attente dans le Golfe dure des mois et, finalement, un chantier sud-coréen achète le navire, pour récupérer ses 77 000 tonnes d’acier, au prix de 9 200 000 dollars. Ce sera le plus grand navire au monde à être démoli. Mais pas le seul.
Aux côtés d’autres géants de « seulement » 400 000 tonnes devenus, eux aussi, inutiles, les trois autres 500 000 tonnes mouillent pendant des mois dans un… fjord norvégien – il faut beaucoup de place dans un vaste plan d’eau pour ces énormes navires ! Seul le Prairial, en 1985, trouve un acheteur : en Grèce, où des fêtes accueillent fièrement l’arrivée du plus gros navire du monde. Il sera rebaptisé Sea Brilliance, puis, très vite, Hellas Fos (sous ce nouveau nom grec, il se rendra lui aussi au terminal d’Antifer) et, enfin, Sea Giant, avant sa démolition, en 2003, en Inde.
Un seul navire a dépassé – de peu – le tonnage des quatre ULCC : le Jahre Viking. Mais à l’origine, c’est un 420 000 tonnes ; or, une « jumboïsation » (addition d’un tronçon de coque) a augmenté son port en lourd jusqu’à 564 000 tonnes. En réalité, les plus gros navires construits par l’homme restent les quatre des Chantiers de l’Atlantique de Saint-Nazaire.
Depuis en 2021 nous avons cette belle coque.
Le 30 novembre dernier 2021, Samsung Heavy Industries a mis à l’eau la coque de la future plateforme géante de Shell , à Geoje en Corée. Les mensurations sont impressionnantes : 600 000 tonnes, 468 mètres de long, 74 mètres de large, 110 mètres de haut. A titre de comparaison, le porte-avion français Charles de Gaulle affiche un « modeste » 261,5 mètres de long pour 64 mètres de large.